Je marche dans les rues de Sakai, le cerveau encore à moitié endormi malgré le froid mordant. Lorsqu'on est habitué au climat de la ville, après un certain, même la neige ne parvient pas à vous tirer de la torpeur matinale. Il faut dire qu'aujourd'hui plus que les autres jours, je n'avais vraiment pas envie de me bouger : ma nuit a été interrompue par un Goelise malhabile qui n'a, pour une raison que je n'arrive toujours pas à saisir, pas jugé bon d'éviter de foncer dans la fenêtre de ma chambre à 4h du matin, me donnant droit à un réveil en sursaut suivi de la classique insomnie. Donc pour résumé, je suis épuisé mais ce n'est pas la raison principale pour laquelle j'aurai donné n'importe quoi pour rester au lit... On dit qu'il est plus aisé de se lever quand on a quelque chose qui nous attend durant la journée, et j'ai bien quelque chose qui m'attend aujourd'hui, mais ça n'a définitivement pas rendu mon réveil plus facile, bien au contraire : aujourd'hui, j'ai une répétition. Avec Cassidy.

Rien que le fait d'y penser me donne des frissons, et j'enfouis mon nez un peu plus dans mon écharpe, comme pour me protéger de la pensée de la jeune femme. Parmi tous les partenaires que j'ai pu avoir, au théâtre comme au cinéma, aucun n'atteint la cheville de Cassidy en terme de méchanceté, de caprice de star, d'arrogance et de manque de tact. Ca et le fait indéniable que c'est une actrice née et que notre duo, bien que ça me coûte beaucoup de l'avouer, s'harmonise à la perfection. Il ne faut pas se méprendre, n'importe quel autre jour, j'aurais été à cette répétition de bon coeur et, comme d'habitude, j'en serais ressorti éreinté et agacé, mais avec le sentiment du travail bien fait. Sauf qu'après la nuit que je viens de passer, supporter les jérémiades incessantes de cette harpie est littéralement la dernière chose que je me sens prêt à faire...

Seulement voilà, je n'ai pas le choix. Oh, bien sûr, rien ne m'empêche de me faire porter pâle et de repousser la répétition à demain, mais il y a cette petite chose très agaçante qui s'appelle la conscience professionnelle, et il se trouve que chez moi, elle est particulièrement développer. Voilà pourquoi je me retrouve donc à prendre une grande inspiration comme pour me donner des forces et à pousser la porte du théâtre. Lorsque j'arrive dans la salle de répétition, je remarque directement que Cassidy n'est pas encore là, ce qui explique pourquoi la plupart des membres de l'équipe est de bonne humeur et m'accueille chaleureusement. Je m'entends très bien avec eux, bien qu'aucun ne fasse partie de mes amis, c'est toujours plus agréable de travailler dans une ambiance sympathique. Je monte sur scène et commence à m'échauffer quand je remarque que Steve, un des techniciens me regarde avec un air mauvais tout en agitant les mains de manière menaçante avant de pouffer de rire. Je ne peux réprimer un sourire car je comprends directement où il veut en venir : tout le monde sait que la peste va être de sortie, et la blague habituelle circule parmi le personnel. Personne ne l'a jamais montré, évidemment, mais Cassidy est surnommé la harpie dans l'équipe, et ce genre de mimique est très courant pendant les quelques précieuses minutes de paix avant qu'elle n'arrive au travail.

Je continue mes préparations, tentant de ne pas trop me stresser à son sujet, mais ne peux m'empêcher de sursauter à chaque fois que j'entends la porte de la salle s'ouvrir, redoutant le moment où elle en passera le pas.

Une demi-heure que Cassidy attendait, royalement assise sur une caisse noire, dans un couloir où personne ne passait jamais. Elle était entrée par l'arrière du théâtre comme d'habitude, trouvant son chemin jusque là en vitesse pour éviter d'être vue – réquisitionnant le matériel de ménage, elle avait même versé beaucoup trop d'eau et de savon aussi pour faire glisser quiconque s'aventurerait jusque là plus vite qu'un pet ne glisse sur du verglas. Elle voulait être tranquille, comme chaque matin où elle arrivait bel et bien à l'heure et venait se réfugier dans ce couloir-là, à l'abri de toute autre présence. Elle n'évitait personne en particulier – c'était plus complexe que ça. Cassidy se refusait d'arriver en même temps que les autres comédiens. Pire : que les souffleurs. Pire : que les techniciens.
Pire : que Blair.
Non, Cassidy ne mangeait pas de ce pain-là. Illusion ou réalité, elle était au-dessus de ceux-là qui s'affairaient déjà. Elle, se faisait désirer. Rien ne commençait sans elle. Elle était la reine capricieuse du petit empire qui s'animait dans le théâtre.
De l'autre côté des murs, entre deux de ses soupirs las d'attendre, elle entendait vaguement résonner quelques paroles. Quelques ordres criés, des rires parfois, des comptes d'échauffements. Et puis tout s'arrêta – tous les ordres avaient été donnés, et il n'y avait plus rien à faire d'autre dans la grande salle que de l'attendre, réduisant considérablement toute cause de rire. La harpie était encore en retard.

Cassidy sauta de sur sa caisse, laissant ses cheveux tomber sur l'avant de ses épaules pour s'assurer un effet des plus parfaits quand elle entrerait et ferait face à tout le monde – elle avait déjà essayé divers mouvements de cheveux au fil de ses entrées tardives, mais elle en était venue à la conclusion qu'ils ne marchaient pas quand ses cheveux était parfaitement arrangés. Un gâchis de talent.
De derrière quelques accessoires de décor vulgairement jetés à même le sol, Cassidy sortit un chiffon, qu'elle étala au sol – manquant de le rejoindre au passage – pour avancer sans encombre à travers la marre d'eau et de savon qu'elle avait disposée parterre. Elle y essuya ses talons hauts, une fois à l'autre bout du désastre qu'elle avait joyeusement créé, et traversa le reste de couloirs qui la séparaient de l'entrée principale. Son sac en équilibre sur son bras, ses vêtements parfaitement arrangés et Skrappy à sa suite, Cassidy se saisit des poignées des double portes, les ouvrant dans un grand fracas. Sans prendre la peine de les refermer, elle avança avec toute la confiance qu'elle possédait, ne manquant pas de faire le plus grand effet avec un mouvement de cheveux digne d'un grand film. Elle alla poser délicatement son manteau sur l'un des sièges du premier rang, y laissant aussi son sac, et monta les marches jusqu'en haut des marches. Elle ignorait les soupirs, les remarques et abandonnait ses talons à l'entrée de la scène; ces chaussures coûtaient bien trop cher pour risquer d'en casser les talons entre deux planches.
Elle prit le temps d'observer toute la scène, des décors qui, elle devaient l'admettre, étaient magnifiques, jusqu'au moindre technicien présent ce matin. Et puis : Blair. L'air aussi idiot et niais qu'à l'habitude, bien que plus agacé. Il se préparait déjà, bien trop agité au goût de Cassidy – elle ne l'aimait pas de base, mais le détestait quand il bougeait un peu trop. Son regard s'attarda un long moment sur le comédien, avant qu'un soupir ne lui échappe. Ils jouaient un couple, dans cette pièce-ci. Leur metteur en scène aimait leurs attribuer ce genre de rôles, et Cassidy avait du lutter pour ajouter une dispute à la fin de la pièce, lui donnant une raison de se détacher de Blair – elle aimait être dans ses bras et y jouer l'amoureuse encore moins qu'elle aurait aimé être enlacée par un tentacruel.
S'avançant vers lui, Cassidy commença à s'étirer, jusqu'à ce que les douches de lumière soient arrangées à la perfection sur le duo phare. Tu as une mine absolument horrible, Quincy (et par ça, je veux dire pire que d'habitude), tu ferais peur à un branette. Es-tu obligé d'imposer au monde qui t'entoure une telle vue de bon matin ?

Les secondes s'écoulent, et toujours pas de peste en vue. Plus le temps passe, et plus je me prends à espérer qu'elle ne viendra pas aujourd'hui. Qu'elle ne s'est pas levée parce qu'elle a jugé qu'elle avait mieux à faire. Ou qu'elle ne s'est pas réveillée. Ou qu'elle a vu un enfant sur le chemin et qu'elle s'est arrêtée pour le persécuter. Ou qu'elle est tombée dans une crevasse en chemin. N'importe quoi qui puisse la tenir loin, très loin de moi. Si seulement rien qu'aujourd'hui je pouvais éviter d'avoir à prétendre qu'elle m'est indifférente, et que ça ne me gêne absolument pas de la serrer dans mes bras sur scène, de l'embrasser, de jouer l'amoureux transis... Ce genre de rôle est déjà compliqué à jouer de base, mais alors avec Cassidy, c'en devient presque mission impossible. Le seul problème c'est que le metteur en scène trouve que nous avons une alchimie, et je ne vois vraiment pas pourquoi...

Je réalise que je n'aurai jamais dû espérer au moment où la déception d'une fausse joie me tombe dessus lorsque la princesse fait son entrée dans la salle, ouvrant les deux portes battantes en même temps pour un effet plus dramatique, j'imagine. Aussitôt, je sens l'atmosphère changer radicalement dans la salle : les gens se tendent, les rires cessent instantanément et tout le monde fait de son mieux pour cacher son mépris, moi le premier. Je m'autorise cependant un soupir lorsqu'elle se tourne pour poser son vulgaire manteau et son sac horrible sur un des sièges. Je sais que c'est là la seule opportunité que j'ai de lâcher du lest avant le début d'une longue répétition pavée de piques lancées à tout va et de combat incessant avec moi-même pour ne pas rentrer dans son jeu.

Lorsqu'elle monte enfin sur scène, il ne se passe pas deux minutes avant la première pique de la journée. Je n'ai pas spécialement le sang chaud, et d'ordinaire, je laisse couler ce genre de propos sans même m'en soucier. Sauf que je vois Cassidy un peu trop régulièrement à mon goût et qu'elle a cette fâcheuse tendance à me taper sur le système de telle sorte qu'il est maintenant très difficile pour moi de garder une expression neutre. Et comme aujourd'hui, je ne suis pas d'attaque, je roule les yeux sans m'en cacher pour qu'elle le voit, abandonnant l'idée de faire une bonne impression, mais sans rien dire pour ne pas aggraver la situation.

Nous nous mettons en place pour répéter la scène à problème de la pièce : la scène finale. Après avoir passé toute l'histoire à essayer de conquérir la "belle", mon personnage finit pas arriver à ses fins. Après des scènes niaises à s'étreindre et s'embrasser, la pièce se conclut sur la révélation de tous les mensonges du jeune homme pour arriver là où il en est, et il est chassé. Jusque là, rien d'anormal, sauf qu'une altercation physique a lieu entre les deux personnages principaux, et Cassidy prend toujours un malin plaisir à surjouer ce genre de passages, surtout quand elle a le dessus. Je soupçonne même les gifles d'être son passe-temps favori. Aussi, sachant parfaitement que je ne pourrais pas supporter ces mesquineries, je lui touche deux mots avant le début de la scène, et prie pour qu'elle m'écoute : "Dis, Cassidy, si cette fois tu pouvais y aller molo sur la gifle et le reste, d'ailleurs, j'apprécierai, j'ai vraiment pas la tête à me prendre des coups aujourd'hui, et l'excès de zèle, c'est jamais bon."

Pitié, si tu as un peu de bon sens, Cassidy, utilise-le, parce que je suis au bord de l'explosion, et j'ai pas envie d'en arriver là, pas après tous ces efforts pour te cacher que je t'étranglerai bien si je pouvais...