« Oh non, pas lui… »

Par instinct, elle sonda les alentours à la recherche d’un point de fuite, mais bien évidemment, la foule était trop compacte pour qu’elle puisse détecter une issue rapide ; et au train où allait les choses, il la repérerait avant qu’elle n’ait fait un pas dans une quelconque direction. Ce qui, bien entendu, se produisit. Son prénom prononcé de sa voix caverneuse sembla parfaitement imperméable au bourdonnement des conversations, franchissant sans mal la foule jusqu’à elle ; pourtant, elle était à peu près sûr qu’il ne l’avait pas hurlé. Ses épaules s’affaissèrent sous le poids du désespoir et elle poussa un soupir à fendre l’âme. Elle aurait pu faire semblant de ne pas l’avoir vu ni même entendu, mais elle était bien consciente de son piètre talent d’actrice ; elle n’aurait jamais pu masquer sa précipitation et, comme il la connaissait assez désormais, il l’aurait immédiatement repéré. Et lui aurait collé aux basques, parce que ça l’amusait. Et ça, elle le savait pertinemment.

L’inutilité d’une dérobade la rendit morose.

Evangelion était devenue familière de cette espèce de fatalité qui l’amenait à croiser la route d’Arthur, un peu trop régulièrement pour que cela s’apparente à une malédiction ; même perdue au beau milieu d’une foule, il fallait que les prunelles orageuses de l’homme se pose inéluctablement sur elle, un peu avant ou après qu’elle-même l’ait repéré, jamais suffisamment pour lui échapper, une ironie vieille comme le monde. Alors qu’il n’était qu’à quelques mètres d’elle, elle se mit à regretter sa belle journée ensoleillée au festival des Cabriolaines, cette occasion qu’elle ne voulait pas rater pour pouvoir approcher ces créatures qu’elle trouvait adorable et de plonger ses doigts dans leurs pelages tout doux. Et puis, elle avait eu la folie de s’inscrire à la course de Chevroum ; elle était à peu près certaine qu’elle ne tiendrait pas trois foulées sur le dos du pokémon, mais après tout ce qu’elle vivait au cours de ses missions, une chute de Chevroum ne lui faisait pas vraiment peur. L’expérience valait bien un bleu aux fesses.

« Arthur. »

Rien chez elle n’indiquait le moindre plaisir de sa rencontre du géant qui se tenait devant elle, l’enfouissant dans son immense ombre. Lui, au contraire, était tout sourire ; certes, un sourire de Sharpedo, mais c’était toujours plus poli qu’une figure de Snubull. Evangelion voyait venir la suite gros comme une maison ; elle se concentra autant que possible sur son ressentiment pour occulter tout ce qui ne se rattachait pas à son titre de leader de la team Aqua. C’était, à peu près, la seule chose qui justifiait qu’elle ne veuille pas le voir, si on oubliait le malaise permanent dans laquelle il la plongeait. Parce qu’au fond, ce type était aussi humain qu’elle ; et c’était dur à accepter.

Appuyé contre sa cheville, Cobalt s’agita, puis tira sur son pantalon, levant son autre patte blanche vers elle. C’était leur signe de reconnaissance, de réconfort ; quand l’un ou l’autre était troublé, ils se tendaient cette main contre laquelle l’autre appuyait la sienne. Pour Evangelion, ç’avait toujours été efficace. Elle se pencha, posa sa paume contre celle du Grenousse puis l’attrapa entre ses bras. Aussitôt, la créature grimpa agilement le long de son épaule et se percha sur la tête de sa dresseuse ; Evangelion n’aimait pas beaucoup cette manie qui appuyait sur son cou, mais avec l’habitude le poids était devenu supportable.

Elle désigna son visage de la main. « Fais attention aux coups de soleil, tu dois pas avoir l’habitude du soleil dans ta grotte. Qu’est-ce qui t’amène dans un festival de Pokémons de type Plante ? Et ne me dis pas que c’est pour mes beaux yeux. »

Quelle idée aussi, de lui tendre la perche. Être sarcastique pouvait s’avérer bien retors, surtout quand la personne qui en faisait les frais était Arthur, lui qui prenait un malin plaisir à tout faire pour l’embarrasser. Elle n’aimait d’ailleurs pas son petit jeu consistant à la faire tourner en bourrique ; outre qu’il ne dissimulait pas son intention d’un jour pouvoir la compter dans ses rangs, il lui donnait l’impression de n’être qu’un passe-temps, rien de plus qu’une distraction bienvenue dans une journée pourrie. Et Evangelion n’aimait pas beaucoup être prise pour un jouet. Comment pouvait-il se montrer aussi désobligeant et désinvolte et, plus tard, faire preuve d’une conversation et même d’une sympathie jurant avec cette insouciance de l’autre qu’ont les personnes sûres d’elles ? Cette dualité l’énervait.

Quand il lui attrapa les joues, elle inspira profondément pour se laisser faire ; ce n’était pas le moment de provoquer un esclandre. Au moins, c’était facile quand il se comportait ainsi : son ressentiment et sa rancune en son endroit coulaient de source et ne demandaient pas d’elle qu’elle se souvienne de son statut pour les rappeler à l’ordre. A cet instant, elle n’avait qu’une envie : être aussi sèche et polaire qu’elle l’était avec ces personnes qui, un jour, ont réussi à rompre sa foi en l’autre en se montrant sous leur plus mauvais – mais vrai – jour. Cependant, elle avait assez d’éducation et de politesse pour ne pas le faire en public. Ce qui pouvait s’avérer handicapant quand la personne qui la faisait enrager prenait autant de libertés que ne le faisait Arthur à cet instant précis.

Puis, soudainement, sa vision s’obscurcit d’un seul coup, et une douleur aiguë perça son cuir chevelu. Elle ne mit pas longtemps à comprendre le déroulé des évènements : cette peau visqueuse collée à son visage ne pouvait qu’appartenir à la créature perchée sur sa tête qui, s’accrochant comme il le pouvait – s’avérant être, à cet instant, ses cheveux – s’était penché sur son visage pour pousser de toutes ses forces les mains d’Arthur toujours occupées à étirer les lèvres d’Evangelion en un ersatz de sourire. Puis, tout naturellement, il se redressa avec cette force insoupçonnée qu’ont les petits Pokémons et reprit sa position initiale, relâchant la tension qu’il exerçait sur les cheveux de sa dresseuse. Celle-ci se massa le crâne à l’endroit où l’accroche lui fit le plus mal.

Et elle réalisa ce qu’il avait dit juste avant que Cobalt n’intervienne avec la délicatesse d’un Wailord dans un bocal à poisson rouge. Son visage se décomposa.

« Mais c’est pas possible », geignit-elle, terrassée par le poids du découragement. Non seulement elle avait la « chance » de le croiser en plein milieu d’un festival dans lequel il n’était pas sensé de s’imaginer qu’il y mettrait le moindre orteil, mais en plus, le sort s’acharnait en usant de roublardise pour l’obliger à participer à une course non pas par plaisir, mais parce qu’il avait perdu un pari. Il avait perdu un pari. En résumé, il n’avait aucune raison de se trouver là, mais il se trouvait là, parce que le sort avait trouvé l’excuse la plus improbable pour l’y contraindre.

Arceus que le monde était injuste.

Le pire était qu’il disait qu’ils ne se quittaient plus sur le ton de la plaisanterie. Pour elle, elle avait un goût amer, cette plaisanterie. La journée était belle, ensoleillée, et l’air n’était ni trop chaud ni trop froid ; les Pokémons grouillaient un peu partout et elle était en congé avant de repartir en mission de longue durée. Et lui, là, il se pointait, la bouche en cœur, ravi de la revoir et de pouvoir s’amuser encore un peu. Evangelion en avait assez.

« Arrête de jouer au con avec moi. Ca fait une semaine que je ne suis pas rentrée chez moi, j’ai mérité de me reposer et pas de subir ta désinvolture sans broncher. Je veux bien être patiente, mais là ça commence à bien faire. »

Elle se rendit compte que son cœur cognait dans sa poitrine et qu’une vague de chaleur l’avait submergée avec la force d’une lame de fond. Evangelion avait assez de contrôle sur elle-même pour s’emporter rarement, mais visiblement, sa dernière boutade avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. C’était… c’était trop, parce que c’était vrai. Tout faisait qu’ils ne se quittaient plus. Et tant qu’Arthur demeurait l’abruti qui l’emmerdait, elle ne pouvait pas se résoudre à subir l’idée d’une impossible séparation prochaine sans réagir.

Malgré tout, elle fut surprise par sa réaction. Evangelion soupira et se sentit soudain très lasse.

« OK, j’ai rien dit. Je suis fatiguée, ça doit être ça. Mais j’aimerais bien comprendre pourquoi tu ne peux pas te comporter normalement à chaque fois qu’on se croise, puisqu’Arceus le veut, si tant est que je sais à quoi tu ressembles quand tu te comportes normalement. Soit un sale type, merde. »

Evangelion le dévisagea une seconde de trop, puis soupira. Elle le devinait sincère, et c’était bien ça le pire ; son objectif, elle le savait bien, ne lui avait jamais paru mauvais ni criminel, il avait toujours cru au bien-fondé de son action et n’avait pas songé qu’elle pouvait donner lieu à de telles conséquences, du moins pas dans ces proportions. Le déluge, il n’en avait pas voulu. Il était seulement un type qui avait le courage d’aller au bout de ses convictions.

Comme elle.

Mille fois elle aurait pu le dénoncer, mettre un terme à sa liberté et se rendre à elle-même la paix, mais elle ne l’avait jamais fait. Mille fois elle aurait pu assouvir son ressentiment en l’envoyant derrière les barreaux, racheter sa propre existence, révéler à Pierre sa présence sur le sol de l’île, mais elle ne l’avait jamais fait. Pas parce qu’elle avait découvert un homme derrière le monstre, ni même parce qu’au-delà d’être un abruti étonné des conséquences de ses actes il n’était rien de plus qu’un passionné amoureux de la faune locale, mais parce que révéler son identité reviendrait à révéler son passé, sa famille, son père. Et elle n’avait pas la force de racheter sa réputation.

« Je comprends pas. »

Evangelion jeta un œil autour d’eux puis lui agrippa le bras et l’entraîna à l’écart de la foule, dans un coin un peu plus tranquille où la teneur de leur conversation resterait hors de portée d’oreilles indiscrètes.

« ]Ce qu’il s’est passé à Hoenn ne t’a pas suffi ? Tu dis toi-même que tu regrettes les dégâts que tu as causé mais tu veux toujours réveiller un quelconque Pokémon légendaire pour recouvrir le reste du monde d’eau ? Je veux bien comprendre que tu ais une affinité particulières avec les pokémons de type eau, mais de là à sacrifier tous les autres… que fais-tu des Malosse, des Ponyta ou de tout autre pokémon de type feu pour ne citer qu’eux ? »

Elle croisa les bras sur sa poitrine. La conversation qu’elle tenait avec lui, au-delà d’être une conversation de sourds car elle la savait vouée à l’échec dès son commencement, était un étrange écho à celle qu’elle avait eue avec son père, peu de temps après qu’elle ait découvert son allégeance à la team Aqua. Son père avait toujours tenu des propos semblables à ceux tenus par Arthur depuis qu’ils s’étaient rencontrés sur l’île, et son entêtement à les maintenir sans jamais les remettre en question ressemblait à s’y méprendre à celui du leader du mouvement. « Il restera des terres sur lesquels ceux qui ne peuvent vivre sous l’eau continueront d’exister, Eva, et l’évolution fera le reste. La vie vient de l’océan, ce n’est qu’un commencement ! », lui avait-il dit. Mais Evangelion était restée imperméable à tous les arguments qui lui étaient opposés. Elle comprenait qu’on puisse en vouloir à l’homme et à son ambition démesurée qui piétinait l’écosystème dans lequel vivaient les pokémons, mais que l’on sacrifie une partie des pokémons pour leur survivance future lui échappait complètement.

Ce n’était pas les morts humaines qui la rendaient malade à l’idée du projet d’Arthur, mais bien celles de pokémons qui n’ont jamais rien demandé au reste du monde. C’était d’ailleurs la seule raison qui la retenait d’approuver en partie les projets de l’homme des mers…

« Le pire c’est que tu sais tout ça. Tu sais que tu es un méchant, pour voir les choses simplement, et tu ne renonces pas. Ca ta convient ça ? »

Cobalt s’agita et glissa sur les épaules d’Evangelion pour se glisser entre ses bras croisés. La jeune femme l’accueillit comme dans un berceau et le serra contre son cœur.

« Tu pensais aussi que tu ne causerais pas de morts la première fois, qu’est-ce qui fera que cette fois sera différent ? »