Bahati répondit au sourire de l’inconnue et inclina légèrement la tête en signe de salutation. Mutique, elle s’approcha doucement de l’estrade, ses pieds nus glissant sans bruit sur le tapis de velours rouge qui ornait la scénette où se trouvait le piano. L’air marin filtrait dans l’interstice des hublots entr’ouverts et une brise fraiche soufflait dans la salle déserte. Les pans de la robe noire de Bahati ondulaient doucement autour de sa silhouette. Au dehors, la lumière du soleil était si crue qu’elle donnait au décor du littoral un aspect de photo surexposée. On entendait au loin le ressac de l’eau qui soupirait bruyamment contre le flan des falaises et les cris des goélises qui tournoyaient dans le ciel. On entendait une rumeur d’exclamation provenant de la salle des combats. On entendait les cliquetis des verres que le barman essuyait et préparait en prévision de la soirée. L’après-midi était calme et Bahati n’avait pas prévu de rester à bord avant sa représentation du soir, préférant se prélasser en mer ou explorer une grotte inondée comme elle en trouvait parfois aux flans des falaises. Toutefois elle s’était, comme souvent, laissée entrainer par les circonstances et s’était retrouvée au bar, les yeux mi-clos et les hanches ondulantes, à écouter ces notes mélodieuses que l’inconnue avait joué. Ils étaient plus nombreux qu’on pouvait le penser, ces maestro anonymes qui, pour l’espace de quelques morceaux, comblait l’harmonie naturelle par la mélodie artistique. Cela peinait Bahati de les voir, parfois, subir l’indifférence générale ou, en l’occurrence, de ne pas avoir du tout d’assistance. Qu’à cela ne tienne, Bati se conforta dans l’idée que la pianiste prenait plaisir à jouer pour elle-même et s’amusa de voir le goinfrex qui semblait être son acolyte danser. Mû par l’envie de partager avec cette inconnue une expérience simple mais humaine elle s’était donc avancée. Sans mot dire et calmement elle s’approcha du banc et se glissa habilement aux côtés de la pianiste. Elle plaça ses mains sur le clavier et effleura cella de sa compagne fortuite. Assise si proche d’elle, elle sentit l’arôme léger de son parfum et la chaleur que dégageait son corps. Bahati aimait s’imprégner de son environnement et prendre conscience des détails. Elle commença à actionner les touches du piano de la main droite et se contenta de souffler doucement à sa voisine « suivez. »

Les yeux clos et la tête légèrement rejetée Bahati se laissait pénétrer par les quelques notes, une mélodie simple à quatre mains. Les cordes vibraient dans le ventre de bois. A l’aveugle Bahati caressait les touches, laissant sa mémoire musculaire et son instinct jouer un air qu’elle connaissait bien. A l’harmonie musicale s’ajouta un nouvel instrument. Bahati eu un large sourire, celle qui l’accompagnait ne chantait pas mais sa voix se fondait dans l’ensemble. Les volutes d’air marin se nouaient au parfum fruité de la pianiste inconnue. Derrière ses paupières closes, Bahati voyait danser des tâches colorées. Oui, c’était… heaven “Oui, je n’en doute pas …” lui répondit-elle sur un ton mystérieux. La mélodie se prolongea, calmement. La respiration de Bati s’emporta légèrement, à mesure qu’elle s’imprégnait du moment. Ses doigts ratèrent  alors deux touches et sa main atterrit sur celle de sa partenaire. Il y eu un hoquet de fausses-notes et la musique s’arrêta brusquement. Bati, elle, rouvrit les yeux et les posa sur la pianiste. Bati ne pouvait se souvenir de tous les détails mais elle parcourait souvent l’assemblée de visage qu’elle avait devant elle les soirs où elle chantait. Elle s’amusait à distinguer les uns des autres, à cernes l’individualité de chaque visage et aimait à reconnaitre les clients qui n’en était pas à leur premier passage au bar. Pourtant … « Je m'appelle Bahati. Je ne vous ai jamais vu ici. » Elle l’interrogea du regard, l’invitant à en dévoiler plus sur elle. Un grognement bougon l’interpella et lui fit tourner la tête. Le goinfrex qui accompagnait l’inconnue fixait quelque chose, l’air mécontent. Bahati suivit son regard et se rendit alors compte que sa main était toujours posée sur celle de la pianiste. Sous sa palme elle ne l’avait pas dissocié des touches douces et lisses du clavier. « Excusez-moi » Elle retira alors sa main, sans se détacher de son sourire.

Bahati s’amusa à détacher les syllabes « Ho-dor » Elle regarda le pokémon avec un sourire franc. Son air bougon avait quelque chose de touchant. « Ne t’en fait pas, je ne te volerai pas ta maîtresse ! Sauf si elle souhaite rester ici bien sûr … » elle jeta un regard à la pianiste du coin de l’œil. «  Vous jouez très bien , qu’est-ce qui vous amène donc ici ? les combats, [elle désigna du menton le piano] ou la musique ? » C’était une vie assez étrange que celle que l’on mène au sein de l’équipage d’un bateau restaurant de combat. Bahati avait le pieds marin et été rodé à la vie sur un bateau, bien sûr, mais elle n’avait jamais évolué dans une effervescence constante comme celle qui animait régulièrement le bord du navire de la team aqua. Il est vrai qu’en l’occurrence, comme elle l’avait déjà remarqué avant l’interlude musical, le bar était quelque peu délaissé, mais ce n’était pas le cas de toutes les parties du navire. La clientèle venait de tous horizons et pour tout motifs, éternels vagabonds de la route dont le navire n’était qu’un simple point de repos. Bahati s’interrogeait parfois des motifs des uns et des autres, ou des circonstances qui les avait amenés jusqu’ici. Par simple curiosité envers les mouvements individuels qui agencent le monde. Le monde allait, certes, mais pas seul, c’était les gens qui, en prenant des décisions, en choisissant une trajectoire, en agissant, enclenchait une série de réactions en chaine qui résultait en conséquences, en opportunités, en rencontres. Remonter les échelons pour trouver l’origine, sport de l’esprit auquel s’adonnait Bati. Grisait par l’expérience sensorielle qu’elle avait éprouvé à l’instant, ses yeux brillaient de curiosité et elle fut saisit d’une excitation enfantine, cette envie de découvrir. Et en l’occurrence, de découvrir l’Autre. Avant qu’Heaven ne réponde, Bahati se tourna en direction du bar et leva son bras pour interpeller le barman. Ce dernier, connaissant les habitudes de la chanteuse, avait compris le message et s’affairait déjà à la préparation d’un milkshake coco. Parfum favori. Bati retourna son attention sur Heaven « Je peux vous offrir quelque chose ? »

Bahati leva un deuxième doigt en l’air pour signifier au barman que la commande était doublée. Elle retourna son attention sur Heaven et exécuta un geste vague de la main. Pendant quelques secondes elle crut avoir commis une bourde. La tem aqua voulait-elle vraiment que ces histoires de combats pokémon à bords du bateau se crie sous tous les toits ? Etait-ce légale ? chose qui était plutôt rare dans le métier … Après tout, pensa-t-elle, si les matchs étaient ouverts à tous cela ne pouvait pas être une mauvaise chose que d’en parler, non ? « A vrai dire je n’en sais pas grand-chose, je suis encore nouvelle ici et les combats pokémon ne m’intéressent pas plus que cela … désolée. » Elle lui adressa un sourire contrit, sincèrement navrée de ne pouvoir renseigner la pianiste. Elle fixa Hodor quelque secondes et s’interrogea. D’où pouvez bien venir ce bout de chou ? « Vous êtes dresseuse professionnelle ? ou musicienne peut-être, oh… » A peine avait-elle achevé sa phrase que le barman déposait les deux milkshakes sur le piano et reparti aussi promptement et silencieusement qu’il les avait servis. Bahati saisis l’un des verres et sirota. Le lait de coco glacée devait être un don des dieux. Le goinfrex semblait toujours bouder. Conciliante, Bati tendit le verre en sa direction et orienta la paille pour qu’il puisse gouter. « Tu en veux ? » Pour le mettre en confiance elle posa le verre à côté de lui et en éloigna sa main. « Vous venez d’où, tous les deux ? »

« Je viens… de nulle part, vraiment. J’ai toujours vécu sur un bateau. [ elle pointa du doigt la pièce dans laquelle elles se trouvaient ] remarquez que le décor n’a pas beaucoup changé ! [ rires ] Je suis née … avec la mer. » Bahati fixa sans le voir un horizon imaginaire, les yeux vides. « Je cherche un point d’attache … » Il y eu un silence de quelques secondes où un nuage de mélancolie survola son visage ... Elle cligna plusieurs fois des yeux et sortis de sa rêverie. Elle sirota quelques gorgées de coco « Bajirao peut se montrer têtu, mais ça les rends plus attachants, pas vrai ? » Elle gardait son regard rivé sur goinfrex, la bougonnerie de Hodor était attendrissante. « C’est un tiplouf, il est encore jeune … » et il était généralement à ses côtés, fidèle à son poste de gardien, mais une récente excursion au volcan de l’île avait puisé dans ses forces et il se reposait dans la cabine de sa dresseuse. Bahati eu une pensée pour lui et voulu gratter sa petite tête. « Vous avez dit que vous vivez sur l’île de la Ligue Pokémon » se pouvait-il que … « vous en faites partie ? » Rencontrer un membre de la ligue pokémon n’était pas quelque chose qui arrivait tous les jours. Mais même si cette jolie inconnue s’avérait être véritablement un membre de la ligue, Bahati n’en était pas impressionnée ou enthousiaste. Les dresseurs de la ligue étaient des humains avant tout et elle préférait les admirer en tant que tel, celons leur personne et non leur titre ou leur réputation. En l’occurrence Bati était sous le charme de cette dresseuse attentionnée envers son goinfrex et ce qui lui imposait la fascination n’était pas son appartenance potentielle à la ligue mais sa qualité de pianiste.

« Je fais danser les gens, parfois. Certains pleurent, aussi. Je suis ici pour vivre et apprendre à faire partis de ce monde. » On se plaignait parfois que Bahati perdait les gens au fil des conversations. Ce qui pour elle était limpide ne faisait pas toujours sens pourtant même si elle était vague elle ne pouvait donner une réponse plus sincère et vraie à son interlocutrice. Il allait de soi qu’elle ne pouvait se risquer de divulguer son appartenance à la team aqua ( et, bien entendu, le fait que ce navire même était leur repaire ) mais l’idée ne lui effleura même pas l’esprit. Elle s’était simplement contentée livrer à Heaven la réponse qui, dans son cœur, transcrivait ses sentiments vis-à-vis de sa présence, de sa raison d’être sur ce bateau. « Je me cherche et le bateau est mon point d’attache. Le refuge que je peux retrouver. » Elle fixa la pianiste d’un regard vide pendant une fraction de seconde puis revint sur terre. « Ne vous en faîtes pas, personne ne saura qui vous êtes ici si vous n’avez pas envie que cela se sache. Mais vous devriez revenir, vous jouez très bien, et vos mains sont douces. » disant cela, elle glissa sa main contre la paume d’Heaven. Lui tenant toujours la main, elle passa ses jambes par-dessus le banc et se leva. « Venez, allons dehors. » elle adressa un sourire bienveillant à Hodor « Ne t’en fait pas, je ne te la vole pas » elle s’était déjà retournait et n’entendit pas le petit grognement de mécontentement que poussa le pokémon. Bahati entraina doucement la maitresse pokémon jusqu’à l’ouverture qui donnait sur la coursive. Une brise légère gonfla sa robe, le tissu sembla s’envoler sous le souffle marin et le vent caressa sa peau nue. Elle ferma les yeux et dirigea son visage vers le soleil. Des cercles de feux s’imprimaient sur sa rétine. Elle cligna plusieurs fois, le cercle qui s’était formé changea de couleurs. Elle gloussa puis lâcha la main de la pianiste. Elle alla s’appuyer sur le bastingage et attendit que l’illusion d’optique s’évapore. « Qu’est-ce qu’il y a, sur votre île ? » Curieuse, elle ne se demanda pas si continuer de parler de la ligue était une bonne idée. Après tout, Heaven ne lui avait-elle pas dit qu’elle aimait à profiter de son anonymat ? N’aurait-il pas été plus judicieux de parler à la femme, à la pianiste à la rigueur, plutôt qu’à la dresseuse pokémon ? Ces pensées ne traversèrent pas l’esprit de la chanteuse dont la curiosité avait pris le dessus.