La première fois qu’elle aperçut les prunelles écarlates, la voiture de ses parents s’enfonçait dans l’obscurité d’une nuit sans lune. Son souvenir est vague ; réveillée en sursaut par la voix pressée de sa mère, Evangelion était encore engourdie par le sommeil et posait un regard éteint sur sa maison qui disparaissait derrière eux, les arbres qui défilaient à vitesse réduite, puis sur ces deux éclats écarlates qui perçaient les ténèbres. Sur l’instant, sa jeunesse ne lui avait pas permis de comprendre cette impression dérangeante, oppressante qui s’était emparé de son petit corps ; ce long frisson qui avait dévalé son échine et l’avait glacée jusqu’aux os. Avec le recul, elle avait compris.

Elle l’avait compris le jour où elle les avait revus, un autre soir où ils étaient partis précipitamment de leur ville pour emménager dans une autre, loin, plus loin encore.


« Un Cornèbre ! » Les enfants poussèrent des cris d’effroi et s’éparpillèrent dans la cour de récréation comme autant de Ratatta pris au piège, se bousculant sans égard les uns pour les autres. Seule au milieu de la pagaille, figée dans sa propre frayeur, Evangelion posait un regard confus sur l’oiseau d’ébène qui levait son bec tordu vers elle,  interrogateur. « Cor ? » Elle tressaillit. La créature pencha la tête sur le côté, ouvrant et fermant le bec sans émettre le moindre son, puis sautilla en avant. Evangelion fit un bond en arrière. Autour d’elle, le vide s’était fait, les enfants s’agglutinant contre les murs de la cour de récréation, serrés les uns contre les autres ; elle n’entendait pas leurs chuchotements agités et les quelques récriminations que les petits chefs proféraient à son encontre. Comme d’habitude, elle était seule face au reste du monde.

« Laisse-moi… », chuchota-t-elle faiblement en esquissant un nouveau geste de recul, les bras croisés sur sa poitrine dans un geste vain de se protéger. Protéger contre quoi, d’ailleurs ? Cornèbre n’avait pas besoin d’autre chose que d’être présent pour porter malheur, et aucune protection n’était suffisamment efficace pour repousser son aura sombre. Pourtant, quand elle le regardait, elle ne pouvait s’empêcher de trouver qu’il n’avait pas l’air méchant, ni même mauvais. Juste… curieux. « Mais pourquoi moi ? » Cornèbre agita la queue et secoua ses ailes en lâchant un long mugissement sourd. Il ne lui en fallut pas plus. D’un seul mouvement, elle tourna les talons et s’enfuit à l’autre bout de la cour de récréation, où les autres enfants ne s’étaient pas réfugiés, près de la grille qui donnait sur la rue. Elle se cacha derrière l’un des arbres dont le feuillage s’étendait au-delà des barreaux de fer, formant une voûte de pénombre avec celui plus dense d’un arbre centenaire encore plein de vie. Elle savait que c’était vain. Elle savait qu’elle ne parviendrait pas à se débarrasser du corbeau juste en se cachant derrière un tronc deux fois plus épais qu’elle. C’était déjà arrivé, et ça arriverait encore. Encore et encore.

« Nèbre ? » A travers les larmes silencieuses qui coulaient sur ses joues, Evangelion baissa le regard sur le pokémon de nouveau à ses pieds. Cette vague de désespoir si familière la frappa de nouveau, et elle se laissa glisser le long de l’écorce. Le Cornèbre mâchouilla distraitement son aile avant de se focaliser de nouveau sur la petite fille. « Pourquoi moi ? », lui demanda-t-elle. Il ne répondit pas. Comme d’habitude. Puis il s’avança et posa le bout de son bec contre son genou, doucement. Elle renifla et serra davantage ses doigts sur ses côtes. Il avait l’air pourtant gentil…

« Evangelion ! » Sous l’ombre des arbres, elle ne vit pas arriver la maîtresse de sa classe de primaire. Elle surgit soudainement en agitant les bras dans tous les sens pour chasser le pokémon, qui fit un bond en arrière en poussant un cri bref avant de prendre son envol. Il n’alla pas très loin, se contentant de se percher sur les grilles de l’école. La femme s’agenouilla auprès de la petite fille et lui encadra le visage de ses mains, indifférente aux larmes qui inondait ses joues. « C’est fini. C’est fini, il est parti. Viens, rentrons. » La femme lui prit sa petite main et l’entraîna à travers la cour soudainement silencieuse, sous les regards insistants de ses petits camarades. Evangelion baissa la tête, fixant ses pieds qui l’entraînaient vers la salle de classe. Derrière elle, le Cornèbre lança un dernier appel qui la fit frissonner.

Ce soir-là, les murmures des autres élèves la hantaient encore. Cette fille porte malheur, disait-on. Elle aurait pu en souffrir si elle n’avait pas déjà l’habitude de les entendre ; d’une manière ou d’une autre, sa réputation transcendait les déménagements consécutifs qu’elle avait toujours connus. Il y avait toujours un pokémon de type ténèbres qui venait la trouver, et c’était toujours à ce moment-là qu’un nouveau départ se transformait en mauvaise répétition. La réputation de ces créatures, déjà peu reluisante, avait plongé lorsque les derniers criminels en date les avaient enrôlés dans leurs croisades contre le reste du monde ; comment une enfant pouvait-elle s’en défendre alors qu’elle ne comprenait pas pourquoi elle les attirait ? Elle ne pouvait même pas se défendre seule contre eux. Elle était trop jeune. Trop petite.

En poussant la porte de sa maison ce soir-là, elle était épuisée. Tant épuisée qu’elle n’esquiva pas Moufflair qui l’accueillit avec entrain. La créature se dressa sur ses pattes arrières et posa les antérieurs sur son ventre pour lui renifler le visage. L’approche de la pointe de sa queue entraînait avec lui le fumet toxique de son odeur qu’elle supporta le temps de saluer son vieux compagnon. Elle connaissait Moufflair depuis sa naissance, alors qu’il n’était qu’un petit Moufouette que son père avait capturé pour en faire un membre de son équipe. D’aussi loin qu’elle se souvenait, elle se rappelait la gentillesse et l’attention du pokémon qui n’avait eu de cesse de lui réclamer câlins et tendresse ; rien à voir avec ce qui se disait sur le type ténèbres.

Evangelion laissa tomber son sac dans un coin du salon et s’enfonça contre l’accoudoir du canapé ; ni une ni deux, Moufflair sauta sur les coussins et s’agita pour trouver la meilleure position tout contre elle. Elle le laissa faire et lorsqu’il fut confortablement roulé en boule contre ses jambes, elle enfouit ses doigts dans son pelage mauve. La créature soupira de bien-être. Evangelion contempla Moufflair avec tristesse. C’était si compliqué… c’était trop compliqué. Les larmes perlèrent de nouveau. Elle aimait Moufflair, elle l’aimait alors qu’elle aurait voulu le détester. Comme tous les autres.

Comme tout le monde.


Il y a de ces coïncidences qui font rire tant elles sont ridiculement téléphonées ; celles que l’on trouve dans les romans lorsque l’auteur n’a pas d’idées pour créer un rebondissement et faire une révélation essentielle à la poursuite de son intrigue ; l’histoire d’un timing trop parfait pour ne pas avoir été prévu à l’avance par une entité supérieure au sens de l’humour douteux. Et pourtant.

Evangelion grimpa les escaliers quatre à quatre en grommelant. Elle était d’une humeur orageuse dont Moufflair se souciait bien peu, trottinant derrière elle, content que sa jeune maîtresse soit de retour à la maison plus tôt que prévu ; un grognement lui échappait quand elle manquait de s’emplafonner dans une pile de cartons. C’était déjà assez frustrant de s’être étalée dans une flaque de boue en plein milieu de sa journée de cours, il n’était pas question qu’elle se casse en plus une jambe ou un poignet en essayant de survivre dans le capharnaüm qu’était leur nouvelle maison. Le déménagement avait beau dater de deux semaines, ni ses parents, ni elle et encore moins sa sœur n’avaient déballé la moitié de leurs affaires.

Cependant, Evangelion ne brillait pas par une adresse formidable, aussi ne se surprit-elle pas à cogner son pied contre l’angle acéré d’un carton. Elle clopina en ravalant les quelques mots enragés qui flirtèrent avec ses lèvres et finit par s’effondrer sur son lit en soufflant. Moufflair sauta à côté d’elle, persuadé sans doute qu’il était l’heure des câlins, mais toute à son désastre, la jeune fille ne lui accorda pas un regard et enfouit ses mains dans un carton plein de vêtements. Même cela, elle n’avait pas daigné le ranger ; la nouveauté de la ville dans laquelle ils s’étaient installés l’avait retenue dehors, à croquer tous ces pokémons marins qu’elle croisait sur les plages et à s’extasier sur un Obalie qui s’était approché à quelques mètres d’elle avant de s’enfuir à cause d’un Goélise empressé ; alors non, elle n’avait pas eu le temps de déballer ses cartons, pas plus que son père toujours fourré dans son laboratoire, sa mère au centre Pokémon, et sa sœur planquée dans sa chambre à faire Dieu savait quoi.

Sans ménagement, elle tira les premiers vêtements qu’elle attrapait, les examinait vaguement avant de les jeter sur son lit pour trouver autre chose. Quand elle se décida, elle se faufila jusque dans la chambre de ses parents et ouvrit quelques cartons à la recherche de ce pull en laine qui appartenait à sa mère et qu’elle lui empruntait sans cesse, sans succès. Les poings sur les hanches, elle scanna la chambre, Moufflair enroulé autour de ses chevilles, elle repéra un dernier carton au-dessus de l’armoire en chêne trônant comme une vieille gargouille contre le mur du fond.  Bien sûr, elle alla le fouiller. Bien sûr, elle n’était pas assez grande, même hissée sur une chaise, pour atteindre les bords du carton. Et bien sûr, dans la précipitation – et parce que c’était de bien entendu – le carton glissa et s’écrasa sur le sol. Evangelion, les bras ballants, leva le nez vers le plafond et soupira. Un jour, elle finira bien par se casser quelque chose en sautant du trottoir…

Evangelion descendit précautionneusement de sa chaise et commença à rassembler distraitement le contenu éparpillé sur le sol. Le nez de Moufflair reniflait ce qu’elle ramassait, commençant à jouer avec les doigts de la jeune fille qui s’activaient ; la bonne volonté toute candide de la créature finit par la faire sourire. Elle gratta le bout du nez et Moufflair émit un grognement joyeux, puis s’ébroua ; dans l’action, ses pattes percutèrent une quelques photos. La créature allongea le cou et souffla dessus tandis qu’Evangelion les récupérait avant de se figer. Elle connaissait peu ou prou toutes les photos que ses parents avaient prises au cours de leur vie, que ce soit des clichés de famille comme de Pokémons sauvages rencontrés au hasard, de villes qu’ils avaient visitées ou dans lesquelles ils avaient vécu, et même les photographies professionnelles de son père pour ses recherches ; mais celles-ci, elle ne les avait jamais vues. Il y avait des visages qu’elle n’avait jamais croisés, des poignées de mains échangées entre son père et d’autres hommes, et puis des Pokémon avec leurs dresseurs. Des Pokémons pour la majorité de type Ténèbres et de type Poison…

La dernière représentait son père en compagnie de Moufflair quand il n’était qu’un Moufouette et d’un Absol qu’elle n’avait jamais vu. Pourtant, elle connaissait plutôt bien l’équipe de son père ; elle n’y avait jamais vu ce Pokémon à la sombre réputation. « Tu le connais ? », demanda-t-elle à Moufflair qui avait posé son nez sur la tranche de la photographie pendant qu’elle l’examinait. La créature pencha la tête sur le côté et éternua, puis il fit glisser son nez sous la photo et la poussa vers Evangelion. Elle fronça les sourcils, puis la retourna, et demeura interdite.

Arsenic & Evangelion.

Sa main se mit à trembler. Arsenic était le nom dont son père avait doté Moufflair, qu’Evangelion n’utilisait jamais, tant parce qu’il ne lui appartenait pas de le faire parce qu’elle n’était pas sa dresseuse que parce qu’elle le trouvait malsain pour un pokémon de type Poison. Ce qui signifiait qu’Evangelion…

La porte d’entrée claqua, la faisant sursauter ; Moufflair, indolent, tourna la tête vers la porte de la chambre, puis marcha vers les escaliers. La voix de son père remonta de l’entrée une seconde plus tard. « Il y a quelqu’un ? » Pour une raison ou pour une autre, Evangelion ne répondit pas. Ne voulait-elle ou ne pouvait-elle pas, elle n’en savait rien, mais sa voix resta bloquée dans sa gorge. Moufflair avait disparu dans l’escalier et elle entendait son père l’accueillir, puis d’autres voix se firent entendre. Des voix qu’elle ne connaissait pas. Des voix qui tinrent de ces propos qui la glacèrent jusqu’au sang. « Papa ? »

La surprise le laissa muet, mais sans doute pas autant qu’Evangelion. Deux personnes se tenaient au côté de son père, leurs prunelles sombres braquées sur elle ; l’un avait une allure austère et le second plus décontractée, qui lui adressa un sourire qu’elle aurait pu trouver agréable si elle n’avait pas eu ce doute oppressant, angoissant. Ce doute qui la rongeait tant il n’avait de doute que le nom. « Qu’est-ce que tu fais là, Eva ? Tu n’as pas cours ? » « Si, mais j’ai eu besoin de rentrer pendant la pause. J’ai eu un accident… » Elle ne parvenait pas à détourner le regard de ces deux hommes qui demeuraient silencieux, visiblement impatient que la conversation entre le père et sa fille se termine pour reprendre la leur. Son père, en revanche, n’avait pas l’air aussi serein. « Qui sont-ils ? » « Des collègues de travail. Nous avions besoin d’anciennes recherches… » Il s’interrompit quand elle secoua la tête.

Evangelion avait toujours été optimiste. Elle avait toujours cru que toute personne avait un bon fond jusqu’à preuve du contraire, et avait pour mot d’ordre de ne jamais préjuger des autres ; elle n’aimait pas qu’on lui marche dessus, mais elle accordait le bénéfice du doute à toute personne qu’elle croisait. C’était quelque chose qui faisait sa force autant que sa faiblesse. Aussi, elle n’avait jamais eu de raisons de croire que son père pût être autre chose qu’un simple scientifique féru d’histoires anciennes, mais alors qu’elle tenait une photographie d’un Absol dont le dos portait son prénom et qu’elle dévisageait ces inconnus plantés au milieu de son salon, elle ne pouvait pas éloigner ce pressentiment que tout n’avait été qu’une longue mascarade. Et qu’il avait fallu pour la découvrir la coïncidence la plus banale et stupide que l’imaginaire collectif ait pu créer.

« C’était pas vraiment une question. C’était… je sais pas. Peut-être pour te donner l’occasion de me dire soit la vérité, soit de trouver un autre mensonge que des collègues de travail… » Elle s’interrompit. Ses mains tremblaient. « C’était stupide. J’ai entendu. » Un nouveau silence. Les inconnus jetaient des œillades ennuyées à son père qui ne détournait pas le regard d’elle. « La team Aqua. » Du coin de l’œil, elle vit Moufflair s’agiter. Il quitta les pieds de son père pour monter quelques marches vers Evangelion, mais s’arrêta en cours de chemin. Quelque chose le retenait, quelque chose le faisait hésiter, et elle savait que c’était tant sa loyauté envers son dresseur que son affection envers elle. Autant qu’elle le pouvait, Evangelion exposait au minimum ses émotions à la créatures, car elle savait qu’elle les percevait au centuple ; mais à cet instant, elle était bien incapable de faire refluer la colère qui gonflait et sourdait dans sa poitrine. « Tu m’as toujours appris à aimer les Pokémons, et là… et là tu es en cheville avec… avec eux ? » Les cours d’histoire que dispensait l’école étaient sans équivoque. Ce qui s’était passé il y avait quatre décennies étaient la suite de l’ambition démesurée de quelques fanatiques qui voulaient façonner un nouveau monde pour les Pokémons en oubliant ceux qui ne pouvaient pas respirer sous l’eau ou sur terre ; en oubliant ceux qui vivaient dans d’autres conditions, dans d’autres écosystèmes. Et son père avait rejoint l’une de ces équipes d’extrémistes.

Il œuvrait encore pour détruire un monde façonné par les Pokémons.

« Et le Pokémon légendaire de l’ancien temps ? », hurla-t-elle en brandissant la photo. « Pourquoi tu m’as dit ça ? C’est mignon quand j’ai cinq ans, mais quand j’en ai quinze, ça fait longtemps que tu aurais dû me dire la vérité ! Evangelion, c’était le nom de cet Absol ? » Son père demeura silencieux, et son mutisme ne fit qu’alimenter la rage qui grondait en elle. « Réponds ! » « Oui. Cet Absol était le premier Pokémon que j’ai eu avant Arsenic, quand je les ai rejoints. » « Et où est-il ? » « Il s’est enfui. » Elle ne savait pas pourquoi cela la mettait aussi mal à l’aise. Pourquoi porter le prénom qu’avait porté un Pokémon aimé la rendait si nerveuse, faisait naître chez elle un tel ressentiment. « Et tu l’as remplacé en me donnant son nom ? » « Ce n’est pas ça, Eva… » « En fait, je n’ai pas envie de savoir. »

Evangelion descendit les dernières marches qui la séparaient du rez-de-chaussée. Elle sentait les larmes lui brûler les yeux ; un poignard s’enfonçait dans son cœur à mesure qu’elle prenait conscience du sentiment de trahison qui s’ajoutait à tout ce qui la tourmentait. Elle entendit Moufflair l’appeler, la seule chose qui la retint une seconde de plus. La seconde de plus. « Il est là. » Leur attention se tourna vers la baie vitrée du salon. Moufflair poussa un geignement nerveux.

Un Absol les observait à travers la vitre, ses yeux écarlates étincelant réveillant en elle un souvenir par trop familier. « C’est impossible. On s’est installés il y a peu. » Pourtant, comme toutes les fois où ils avaient quitté leur domicile au beau milieu de la nuit, dérobés au regard du reste de la ville, elle avait vu ces prunelles vermillons. Comme un signe. Un signal.

« C’est peut-être moi la catastrophe, cette fois. » Le claquement de la porte derrière elle résonna longtemps dans son esprit.


Evangelion retint sa respiration. Elle était à peu près certaine que le Grenousse négligemment assis sur sa poitrine n’avait pas remarqué toutes les précautions qu’elle prenait pour ne pas le brusquer, immobile malgré sa position inconfortable – elle avait une pierre douloureusement logée dans ses côtes et une branche en travers de sa nuque. De son air candide, la créature louchait sur son visage depuis qu’il lui avait sauvagement sauté dessus, la tête légèrement penchée sur le côté, visiblement peu méfiante, voire particulièrement intéressée par le bipède qu’il avait, d’un bond innocent, réussi à mettre au tapis. La douleur irradiait dans le bas du dos d’Evangelion, où elle était lourdement tombée en essayant de reculer précipitamment, mais c’était sans compter sur la racine fourbe dans laquelle son talon s’était pris. Ou sans compter sa maladresse légendaire, c’était une issue possible.

Sans crier gare, le Grenousse se pencha soudainement en avant et palpa sans vergogne le visage qui lui était offert de ses pattes visqueuses. Sourcils, front, joue, même un œil qu’elle ferma par réflexe ; tout passa à l’inspection tactile de la créature. Puis il retomba sur son séant, sans se soucier de son poids qui lui coupa le souffle.

Depuis qu’elle était arrivée à Miranoir, Evangelion n’avait encore aperçu que très rarement un Grenousse, et ce n’était pas faute d’avoir parcouru en long, en large et en travers l’environnement de l’île. A peine âgée de dix-huit ans, elle avait attrapé son indépendance à bras-le-corps et avait le jour même de son anniversaire pris le bateau en direction de Miranoir, sans en informer qui que ce soit de sa famille ; elle y avait recommencé une nouvelle vie, loin de son passé familial qui lui avait pourri les deux dernières années avant son départ. Sur Miranoir, elle avait vécu une véritable renaissance. Sa passion des Pokémons l’avait menée à entrer à l’école des Rangers et d’en sortir diplômée, puis elle avait choisi un poste sur l’île en partant de l’idée que si des personnes étaient déjà en place pour protéger les Pokémons, peut-être qu’aucune team n’aura la mauvaise idée de se constituer. Et même si c’était le cas, elle était alors persuadée qu’elle saurait se battre contre elles pour protéger ce qui valait de l’être. Elle avait désormais trois décennies au compteur, et ses douze dernières années passées à Miranoir n’étaient qu’une preuve de la meilleure décision qu’elle ait pris de sa vie.

La seule chose qui avait survécu à son exil était Absol. Evangelion était certaine qu'il s'agissait de celui qu'elle avait toujours entr'aperçu, et ne déménageait plus chaque fois qu'elle l'apercevait ; elle avait compris, elle avait admis, que les Pokémons de type ténèbres n'étaient pas fondamentalement mauvais, et que dans cette logique, Absol ne suivait pas les catastrophes pour en profiter ; non, il les devançait pour aider à les appréhender. Jusque-là, Evangelion s'en sortait plutôt bien, parvenant à déterminer la raison pour laquelle Absol était apparu et à s'en défendre. Mais parfois, elle avait l'impression qu'il n'était pas là uniquement pour les catastrophes ; que c'était elle qu'il suivait...

Quand il fut évident que Grenousse n’allait pas bouger de son poste d’observation, Evangelion se décida à agir. Lentement, elle leva une main et s’arrangea pour être certaine que la créature allait la voir ; et elle réussit, car le Grenousse tourna la tête, dévisagea la main tendue puis leva sa propre patte pour la poser dans la paume présentée. Les sourcils d’Evangelion se levèrent si haut qu’ils disparurent sous les mèches folles qui tombaient sur son front. « Ben ça alors… » Les mots s’étaient échappés avant même qu’elle n’y pense. Surpris d’entendre du bruit, le Grenousse sursauta et glissa de sa poitrine, tout juste sous le nez soudainement apparu d’un Moufflair pas bien réveillé. Ce second choc le laissa figé entre les côtes d’Evangelion et la tête de Moufflair qui faisait deux fois sa taille.

« Moufflair ! » La créature leva la tête vers Evangelion, puis s’ébroua et se contenta de lui tourner le dos sans plus de considération. Le pokémon était vieux et fatigué, sa longévité extraordinaire n’avait pas été tendre avec lui, pas plus que sa rupture avec son dresseur lui avait réussi. Rien n’indiquait qu’il regrettait d’avoir choisi la jeune femme plutôt que de rester avec le père de celle-ci, mais un pokémon ne quittait jamais son dresseur sans laisser une partie de lui-même derrière lui. C’était pour cette raison qu’il n’était jamais devenu le pokémon d’Evangelion, se contentant de vivre et de partager beaucoup de tendresse avec elle.

De plus, il était devenu un très bon baromètre du danger. Moufflair accompagnait comme un pokémon de garde la jeune femme la plupart du temps, et son comportement lui indiquait toujours si le pokémon qu’ils venaient de rencontrer était, ou non, hostile, et à quel degré. Il avait beau être d’un âge certain et plus vraiment en mesure de se battre, si le Grenousse avait été un danger pour elle, il aurait grogné, feulé, craché. Ce qui n’avait pas été le cas.

Le Grenousse, d’ailleurs, observait Moufflair partir de sa démarche lourde sans esquisser le moindre geste, puis se tourna vers Evangelion et se rassit sur ses fesses. La jeune femme, qui avait profité de cet intermède pour se relever, l’observa, perplexe et incrédule. Elle ne comprenait pas ce que voulait le pokémon ; tous ceux qu’elle avait rencontré jusqu’ici l’avait soit regardé avant de s’en aller sans plus de cérémonie, soit s’était méfié et avait, éventuellement, attaqué. La plupart d’entre eux s’étaient laissés croquer, le plus souvent en oubliant sa présence – elle avait toujours été excellente en discrétion. Mais jamais aucun d’eux ne l’avait touchée, encore moins lui avait sauté dessus avant de lui malaxer le visage.

Et puis, le Grenousse se rapprocha d’elle jusqu’à toucher ses jambes encore allongées sur le sol, et leva sa patte toute blanche. Evangelion l’observa sans comprendre, puis se souvint. Alors, elle leva sa main et posa sa paume contre la patte tendue. Et alors, ce qui avait l’allure d’un sourire se dessina sur le visage bleu de la créature.

 

C'est un ◖ Grenousse ◗ !

◖ Nature ◗ Pudique.
◖ Niveau ◗ 8
◖ Talent ◗ Torrent.
◖ Attaques actuelles ◗ Ecras'Face, Rugissement, Ecume, Vive-Attaque.

◖ Statistiques◗
PV : 24
Attaque : 13
Défense : 11
Att Sp : 14
Def Sp : 12
Vitesse : 16

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